BBQ Chicken ! Cette expression, rendue célèbre par le gros Shaq, n’était pas uniquement faite pour amuser la galerie. Celle-ci représentait la philosophie de la NBA dans les années 90 et au début des années 2000. Pour dominer et peser dans le game, il fallait un grand, puissant dans la raquette. À l’exception des Bulls de Jordan et Pippen, presque toutes les équipes dominantes durant cette période alignaient un cinq de départ articulé autour de leur pivot ou ailier fort. Une autre époque, sur laquelle nous avons aujourd’hui décidé de revenir.
Fin des années 80, fin d’une ère
En sortie de la frénésie des années 80, bien représentées par le Showtime des Lakers de Magic Johnson sous Pat Riley, le jeu connaît l’une de ses plus importantes transformations. La stratégie de monter le ballon à toute vitesse en contre-attaque laisse place au jeu placé sur demi terrain. Tandis que la circulation du ballon et le spacing se resserrent pour laisser les Big men travailler dans la raquette. les stratégies défensives se développent. Comment expliquer ce phénomène ?
Arrivé à la tête de la ligue en 1984, David Stern comprend rapidement que l’impact des joueurs NBA peut et doit devenir international pour faire exploser le business de la ligue et consolider son expansion. C’est ce qu’il fera de manière tout à fait magistrale. Dans un premier temps, surfant sur une rivalité historique en pleine renaissance, Stern place le duel entre les Celtics de Bird et les Lakers de Magic au premier plan de la communication de la grande ligue. Grâce à cette opposition devenue légendaire, la ligue réussit son pari et fait exploser l’audience, ainsi que la fréquentation des stades. Tous se rassemble pour supporter leur équipe préférée et célébrer le sport.
Dans un second temps, alors que la décennie 80 était dominée par les Celtics et les Lakers, David Stern ne se rend pas compte que la NBA s’apprête à prendre une nouvelle dimension. Au moment de la draft 1984, lorsqu’il prononce les mots « With the third pick of the 1984 NBA draft, the Chicago Bulls select Michael Jordan », il ne réalise pas encore qu’il tient là la relève et le visage de la NBA pour les 15 prochaines années. C’est dans ce contexte marketing florissant que le jeu va doucement évoluer vers une rythme plus lent et plus physique.
Outre la rivalité historique entre Boston et LA et l’arrivée de Michael Jordan, de nombreuses franchises scorent de manière totalement folle. Ça shoote, ça shoote ça shoote. Le meilleur exemple est la rencontre entre Denver et Detroit, le 13 décembre 1983, qui se termine sur le score complètement ahurissant de 186-184 en faveur des hommes du Michigan. Cette saison-là, la moyenne de tir par match était de 88,4. En comparaison, elle était de 79,7 tentatives en moyenne 15 ans plus tard.
Les 80’s étaient également caractérisées par des défenses plus relâchées, même avec un spacing très faible en comparaison de ce que nous pouvons voir aujourd’hui, en 2021. Cela obligeait les équipes à faire circuler le ballon rapidement pour trouver un joueur ouvert à mi-distance, car les défenses étaient incapables de suivre le ballon. Preuve de cela : le nombre de passes décisives a également nettement régressé entre les deux décennies. En effet, la plus faible moyenne de de passes décisives par match sur la décennie 80 est de 24,9 (saison 1989-90). En comparaison, sur la décennie 90, elle est de seulement 20,7 sur la saison 1998-99.
Une autre statistique qui permet également de comprendre cette évolution dans le jeu est l’utilisation de l’horloge des 24. Des données qui montrent toutefois des limites, puisqu’il est impossible de remonter avant la saison 1996-97. Mais dans la mesure ou le rythme du jeu est actuellement semblable à celui des années 80, nous utiliserons la saison 2019-20 à titre de comparaison – dans l’hypothèse qu’elle se rapproche statistiquement d’une saison des années 80.
Saisons | Moyenne de temps restant au moment du tir (sur 24 secondes) | Après un tir rentré | Après un rebond défensif | Après un rebond offensif | Après une perte de balle |
2019-20 | 11,7 s | 15 s | 9,8 s | 3,4 s | 7,1 s |
1996-97 | 12,6 s | 16,2 s | 11,1 s | 3,9 s | 10,1 s |
On aurait tendance à penser que les différences entre les deux périodes ne sont pas significatives. Toutefois, on observe bien une différence moyenne de 0,9 seconde. Nul doute donc que la pace (rythme du jeu) est corrélé a l’utilisation de l’horloge des 24 secondes pour créer un shoot. La différence est particulièrement marquée sur la prise d’un tir après une perte de balle.
On observe un écart de 3 secondes entre les deux périodes. Cela se traduit dans le jeu par des montées de balle plus rapide et des tirs en transition en première intention ou des lignes de passes coupées qui se terminent, par exemple, par des dunks spectaculaires.
Ce qui se cache derrière cette statistique c’est aussi une différence dans le repli et l’effort défensif de l’équipe. En effet, si aujourd’hui en NBA on trouve toujours des monstres défensifs, l’intensité en défense est moindre par rapport aux années 90. Enfin, dernier point à relever : dans les 90’s, les équipes privilégiaient plutôt le jeu placé avec l’intention de nourrir les intérieurs qui constituaient alors les options prioritaires en attaque. Cela prend naturellement plus de temps sur l’horloge des 24.
La Pace, probablement la statistique la plus révélatrice
On en parle de plus en plus aujourd’hui en NBA tant le rythme de jeu, déjà effréné, ne cesse de s’accélérer. Tout d’abord, il est important de définir cette statistique avant d’en parler. La pace correspond au nombre de possession jouées sur 48 minutes. 20 ans auparavant, celui-ci était tout autre. Et pourtant, il avait déjà connu un changement majeur dans la transition encore 20 ans plus tôt, entre les années 80 et 90. Le rythme d’un match, traduit par cette statistique, impacte un grand nombre de composantes du jeu : nombre de points marqués/encaissés, utilisation de l’horloge des 24, etc.
Du jeu ultra rapide des eighties à la dureté au jeu placé des 90’s et 2000’s, pour en revenir à un rythme de jeu rapide dans une NBA analytique visant a mettre en lumière les shooteurs et l’efficacité des tirs en fonction des zones sur le terrain, la pace est caractéristique du jeu d’une époque.
Saison | Pace |
2020-21 | 99.2 |
2019-20 | 100.3 |
2018-19 | 100.0 |
2017-18 | 97.3 |
2016-17 | 96.4 |
2015-16 | 95.8 |
2014-15 | 93.9 |
2013-14 | 93.9 |
2012-13 | 92.0 |
2011-12 | 91.3 |
2010-11 | 92.1 |
2009-10 | 92.7 |
2008-09 | 91.7 |
2007-08 | 92.4 |
2006-07 | 91.9 |
2005-06 | 90.5 |
2004-05 | 90.9 |
2003-04 | 90.1 |
2002-03 | 91.0 |
2001-02 | 90.7 |
2000-01 | 91.3 |
1999-00 | 93.1 |
1998-99 | 88.9 |
1997-98 | 90.3 |
1996-97 | 90.1 |
1995-96 | 91.8 |
1994-95 | 92.9 |
1993-94 | 95.1 |
1992-93 | 96.8 |
1991-92 | 96.6 |
1990-91 | 97.8 |
1989-90 | 98.3 |
Ce (long) tableau est particulièrement parlant. L’évolution du rythme du jeu entre la saison 1989-90 et 2020-21, soit 32 saisons, est flagrante. L’écart statistique le plus important se situe entre la saison 1998-99 et la saison 2019-20, un écart de 11,4 possessions, qui se traduit dans le jeu par des oppositions de style en attaque (jeu placé/tir en première intention, jeu dos au panier privilégié/spacing maximal) et en défense (jeu physique et effort collectif/jeu plus soft).
On peut clairement identifier une tendance dans ce tableau : le rythme tend a s’accélérer années après années depuis 2013 et le moment où le shoot a trois points est devenu l’option offensive numéro une dans les plans de coaching – exception faite de la saison 2020-21, au contexte tout de même très différent. Encore une différence notable par rapport aux années 90 et même 2000.
Stratégie d’attaque : donner le ballon aux intérieurs
Il était important de poser le contexte et de donner des éléments qui permettent de comprendre le pourquoi de cette domination et comment le jeu a du s’adapter pour permettre aux équipes de laisser les intérieurs dominer. Evidemment, les 60s et 70s avaient déjà eu eu leur lot de légendes a l’intérieur, mais on vous parle ici de l’ère qui a permis aux pivots et ailiers forts d’atteindre une nouvelle dimension dans la médiatisation et l’impact dans le jeu.
Les premiers choix de la Draft NBA ont presque toujours été des big men jusqu’ici. Mais les intérieurs draftés dans les années 80 et 90 transforment la ligue à leur image par leur talent et leur domination physique. Impossible pour nous de faire toute la liste de ces dits joueurs tant ils sont nombreux, en voici donc quelques exemples : Hakeem Olajuwon, Patrick Ewing, David Robinson, Shaquille O’Neal, Charles Barkley, Alonzo Mourning, Larry Johnson, Karl Malone, Chris Webber, Derrick Coleman. Du beau monde, en somme.
Des diamants brut, de la puissance, des rebonds à la pelle et du scoring en masse, les big men ont dominé et salis les feuilles de stats pendant toute une décennie. Et c’est bel et bien le jeu sur demi terrain leur a permis de pleinement s’épanouir dans leurs travaux.
Bien que le pick and roll se présente comme la stratégie d’attaque la plus utilisée au sein de notre magnifique sport et qu’un certain duo dans la region des mormons l’a pratiquée a la perfection pendant 20 ans, la consigne des coachs était simple : donner le ballon au gros au milieu, il fera le reste. Ainsi, il n’était pas exclu de voir 5 possessions consécutives aboutissant sur un jump hook ou un dunk en puissance du pivot, à l’image de Shaquille O’Neal ou de Charles Barkley dans leurs beaux jours.
Toutefois, la puissance n’était pas leur seul atout. Ce serait très réducteur pour parler de ces joueurs si talentueux. Dream shake, ça vous dit quelque chose ? Rien d’étonnant de voir de nombreux joueurs prendre quelques jours pendant leurs vacances pour travailler leurs moves au poste avec tonton Hakeem. Tout au long de sa carrière, le légendaire pivot des Rockets a martyrisé les défenses et fait passer les pivots adverses pour des plots d’entrainements grâce à sa technique hors du commun pour un joueur de cette taille.
Puissants, techniques et… athlétiques. Le meilleur exemple pour illustrer cette dernière caractéristique n’est autre que l’Amiral, David Robinson. 2,16 m pour 117 kg de muscles, robuste, puissant, mais aussi vif et rapide qu’un ailier. Ses qualités athlétiques extraordinaires en ont fait l’un des meilleurs joueurs de la ligue, tout simplement.
Toutes ces caractéristiques expliquent la domination sans partage des intérieurs des années 90 jusqu’à la fin des années 2000. Difficile d’imaginer le nombre de bagues glanées par les équipes comptant de tels monstres dans leurs rangs si un certain Michael Jordan n’avait pas roulé sur la ligue à cette époque. Comment ne pas avoir une pensée pour Olajuwon, notamment, qui a su profiter de l’absence de MJ pour aller chercher un titre et consolider la position des intérieurs dominants en NBA ?
En effet, jusqu’aux années 2010, il semblait tout bonnement impossible de concourir pour le titre sans un un intérieur superstar et dominant. Cela semble peut-être difficile à imaginer pour les fans de la NBA actuelle, mais les postes 4 et 5 étaient bel et bien les options numéro une en attaque – généralement, en tout cas.
Non seulement ces joueurs rapportaient des points, mais plus important encore, ils faisaient gagner leurs équipes respectives et ont atteint les finales ou gagné un titre à plusieurs reprises. Leur impact sur le jeu tant avéré, ce sont leurs résultats qui attestent essentiellement leur domination.
Ainsi, entre les décennies 90s et 2000s, sur les 42 équipes qui se sont affrontées en finales – un certain nombre étant allé plusieurs fois en finales -, 24 d’entre elles comptaient un intérieur dominant et la moitié de celles-ci ont remportée le titre à l’issu des finales. Si on devait faire un raccourci, on pourrait dire que les intérieurs dominants offraient alors une chance sur deux de remporter le titre aux équipes finalistes. Les choses n’étaient bien évidemment pas aussi simples, mais on comprend tout de même pourquoi les GM se sont montrés si friands de big men pendant de nombreuses années à la Draft.
Et même si aujourd’hui des pivots tels que Nikola Jokic ou Joel Embiid se présentent comme les armes numéro une en attaque de leur équipe respective, leur manière de scorer est radicalement différente de celle des anciens pivots. Il y a 20 à 30 ans, il fallait impérativement jouer coudes dans la raquette pour marquer ses points.
Ainsi, lors de la saison 1994-95, six des sept meilleurs scoreurs étaient des intérieurs, jouant pour les équipes qui détenaient les meilleurs bilans de la saison.
# | Joueur | Position | Points par match |
1 | Shaquille O’Neal | P | 29.3 |
2 | Hakeem Olajuwon | P | 27.8 |
3 | David Robinson | P | 27.6 |
4 | Karl Malone | AF | 26.7 |
5 | Jamal Mashburn | AI | 24.1 |
6 | Patrick Ewing | P | 23.9 |
7 | Charles Barkley | AF | 23.0 |
8 | Mitch Richmond | A | 22.8 |
9 | Glen Rice | A | 22.3 |
10 | Glenn Robinson | AI | 21.9 |
Meme si des joueurs tels que Barkley ou Olajuwon étaient capables de scorer hors de la raquette avec un shoot mi-distance, la plupart des points marques par les intérieurs se faisait dans la raquette. Prenons l’exemple de Shaquille O’Neal sur la saison 1996-97 :
Shaq a pris 566 tirs dans la restricted area cette saison-là, contre 3 derrière la ligne à trois points. Aujourd’hui, le pivot le plus dominant de l’Ouest cette saison, à savoir Nikola Jokic, symbolise parfaitement l’évolution du rôle de l’intérieur, qui varie aujourd’hui les façons de scorer. Il a quant à lui pris 392 dans la restricted area pour 237 tirs derrière l’arc, un écart très faible entre les tirs ‘traditionnels » de pivot et les tirs à trois points.
Le Joker illustre les changements opérées dan le jeu et la diminution importante du jeu dans la raquette.
Ce graphique ci-dessus permet de souligner l’importance du jeu dans la raquette et du post-up move dans les options d’attaque des équipes. Il nous donne une moyenne du nombre de post-up sur le total de possessions par équipe. Il permet de comparer l’évolution de l’utilisation de cette stratégie, prisée par les pivots, sur une période entre 2005 et 2020 – il a été difficile de trouver des données avant 2000.
En 15 ans d’évolution du jeu, le constat est édifiant et on se rend bien compte de l’importance des intérieurs en attaque du milieu des années 2000 jusqu’au début des années 2010, avec une diminution évidente après cette période. Ainsi entre 2005 et 2020, la moyenne de post-up en NBA a diminuée de 7,2% pour une moyenne de seulement 4,7% du nombre total de possessions.
Ce graphique donne deux informations. D’abord il illustre le nombre total d’équipes ayant recourt à au moins 10 % de post-up en rouge, contre moins de 5 % de post-up en bleu.
Le jeu dos au panier a toujours été un élément primordial de la production de point en NBA. Mais aujourd’hui, le post-up a laissé sa place au face-up et semble avoir complètement disparu. 15 ans auparavant, les équipes laissant les intérieurs jouer dos au panier représentaient la très grande majorité de la ligue, avec 22 équipes sur 30 qui utilisaient au moins 10% de post-up en attaque, majoritairement par les intérieurs. Au contraire, en 2020, 18 équipes avaient recours au jeu dos au panier pour moins de 5% de leurs possessions. Ce changement témoigne de l’évolution du jeu, de l’augmentation fulgurante de la pace et de l’utilisation outrancière du tir a trois points par les équipes.
Cette tendance s’est également accompagnée du basketball analytique — largement popularisé par Daryl Morey notamment. Si depuis 4 ans, il semble commun de voir des pivots de moins de deux mètres apporter du spacing en se positionnant dans le corner, cela aurait semblé irréel 15 ans plus tôt. Les Analytics et les données utilisées par les front offices et coaching staffs ont données une dimension différente au jeu, plus calculée et moins aléatoire.
Aujourd’hui, un shoot à trois points est bien plus commun qu’un hook shot, car il rapporte plus de points et s’inscrit dans la philosophie de jeu du moment, soutenue par un rythme de jeu plus intense qu’à n’importe quelle autre époque. Difficile d’imaginer des intérieurs traditionnels survivre aujourd’hui en NBA, tant la dimension athlétique et la versatilité sont devenues indispensables pour subsister.
Il ne suffit plus d’être besogneux et d’être capable de marquer au cercle. La NBA actuelle pousse les équipes à recruter des joueurs capables de switcher et de défendre plusieurs positions sur un même match. C’est aussi ça la beauté du jeu, l’évolution. Le profil des joueurs qui nous font sauter du canapé est certes différent, mais les émotions sont toujours aussi fortes.
Photo : Fernando Medina/Getty Images