Si chaque athlète est unique à sa manière, Muggsy Bogues l’est sans doute encore un peu plus que les autres. Alors que son physique ne le prédestinait pas à évoluer au plus haut niveau, le meneur a réussi à s’imposer parmi l’un des grands de ce sport à force de travail et d’abnégation. Retour sur la carrière atypique du plus petit joueur de l’histoire de la NBA.
À Baltimore, une enfance difficile
Né le 9 janvier 1965 à Baltimore, dans le Maryland, Tyrone Curtis Bogues connaît une enfance des plus houleuses. Alors qu’il n’a que 12 ans, son père est emprisonné à la suite d’un vol à main armée, tandis que son frère sombre dans les drogues dures. Il subit ainsi les conséquences de cet environnement malsain pendant sa jeunesse.
Dès l’âge de cinq ans, il est hospitalisé après avoir reçu une balle perdue. Quelques années plus tard, il assiste à un spectacle terrifiant. Il voit alors, de ses yeux d’enfant, un homme se faire frapper à coup de battes de baseball. Ce spectacle terrifiant le hantera pour de nombreuses années et l’incitera à s’émanciper d’un quartier dans lequel il ne voit pas le moindre espoir.
C’est donc dans le basketball que Bogues se réfugie pour trouver un semblant de lumière au milieu de toute cette obscurité. Seulement, la génétique — n’ayant pas été clémente avec lui — l’empêche de s’y épanouir dans un premier temps. Il remarque très tôt qu’il est l’enfant le plus petit parmi ceux de son âge. Rien d’étonnant, puisqu’aucun membre de sa famille ne dépasse les 1,68 m.
Pour autant, c’est sa détermination sans limites et son envie de faire mentir ses détracteurs qui le poussent à se démener sans relâche pour montrer son talent. Il s’entraîne jour et nuit dans le but de compenser son désavantage physique par ses capacités techniques.
Auprès de son coach de l’époque, Leon Howard, il apprend à lire le jeu. Celui que l’on surnomme déjà « Muggsy » — comme le petit chef de la bande des East Side Kids dans la série éponyme — brille par sa ténacité défensive et s’impose comme l’un des joueurs majeurs de sa team. Sa taille n’est dès lors plus un souci. Avec son profil surprenant (1,60 m pour 62 kilos), il étonne match après match et devient une légende dans sa ville.

Sur le parquet, impossible de le manquer. Pour son physique, bien sûr, mais ce n’est pas tout. Bogues est un défenseur collant pour ses adversaires. Il se montre très actif pour leur voler le cuir (1,5 interception de moyenne en carrière).
« Dès que tu posais ton dribble, Muggsy te subtilisait le ballon et il était déjà parti avec avant que tu ne t’en rendes compte. »
Doc Rivers
Dans l’équipe du lycée de Dunbar, il est par ailleurs un véritable floor général, doté d’une grande vision de jeu, qui rassure l’ensemble de ses coéquipiers quand il est sur le terrain. Il se permet même régulièrement quelques actions spectaculaires, sans pour autant perdre trop de ballons.
Au sein d’une équipe composée de futurs joueurs NBA avec Reggie Williams (4e choix de la Draft 1987) ou Reggie Lewis (All-Star en 1992), Muggsy Bogues s’épanouit. Il affiche un bilan de 60-0 sur ses deux dernières saisons avec deux titres de champion d’État consécutifs à la clé.
De nombreuses universités tombent amoureuses du jeune joueur, à l’image de Penn State, Virgina ou Seton Hall. C’est pourtant un programme moins prestigieux — à l’époque — qui va intéresser Bogues. C’est ainsi qu’il rejoint Wake Forest University à la rentrée 1983.
Une place parmi les grands
Le meneur de petite taille s’épanouit au sein d’un idoine pour son développement. Malgré une première année timide, Muggsy Bogues gagne progressivement le respect de son coach en apportant toute son énergie débordante en sortie de banc.
C’est au cours de son année junior qu’il devient le guard titulaire de son université. « Il n’y avait aucun débat sur le fait que c’était le meilleur joueur de l’équipe », assure Bob Staak, coach de l’époque. « Il avait ce talent unique qui explique que nous avions besoin de lui. » Il inspire ainsi la crainte à l’ensemble des universités adversaires, qui parviennent tant bien que mal à le limiter. Kenny Smith précise d’ailleurs que Dean Smith — coach le plus victorieux de l’histoire de la NCAA avec 879 succès — jouait contre nature en refusant de trapper le petit meneur de Wake Forest.
À l’été 1986, il est sélectionné par Team USA afin de participer au Championnat du monde en Espagne. La concurrence est rude sur son poste puisqu’il doit affronter tous les jours à l’entraînement des futurs joueurs NBA, tels que Steve Kerr ou encore Brian Shaw. Pourtant il parvient à accrocher un spot en sortie de banc.

Au contact constant de joueurs talentueux, le meneur perfectionne chaque jour ses qualités défensives et son jeu de passe. Mais c’est surtout du point de vue de la confiance que cette expérience internationale s’avère précieuse. Il prend alors conscience que la NBA n’est plus très loin et qu’il possède le niveau pour évoluer parmi ses idoles.
Au cours du premier tour, il se fait remarquer pour sa défense étouffante sur Drazen Petrovic. L’athlète yougoslave, en feu tout au long du tournoi (25,2 points par match), est ainsi limité à seulement 12 points dans la défaite contre les États-Unis. Muggsy Bogues ne lâche pas l’arrière d’une semelle et enchaîne les interceptions pour obtenir de nombreuses contre-attaques.
De retour de son séjour espagnol avec une médaille d’or autour du cou — la dernière pour une équipe américaine amateur —, Muggsy Bogues passe un cap lors de son année senior. Il prend la pleine mesure de son talent et devient alors l’un des meilleurs meneurs du circuit universitaire (14,8 points, 9,5 passes, 2,4 interceptions de moyenne). Il est élu athlète de l’année à Wake Forest malgré une saison collective un peu moins rayonnante avec 14 victoires pour 15 défaites.
Invité dans la mythique « Green Room », Muggsy Bogues est comme un enfant. Il n’est alors plus très loin de son rêve de toujours. Son niveau ne fait plus aucun doute, mais ce qui inquiète les franchises est sa capacité à s’adapter au jeu NBA. Au sein d’une ligue axée davantage sur la domination physique, le meneur de seulement 1,60m paraît trop frêle pour résister aux géants qui sillonnent les raquettes.
« Tout le monde savait qu’il pouvait jouer. Il n’y avait aucun doute qu’il pouvait se mesurer aux meilleurs joueurs du pays. Mais au niveau NBA, il y avait des questions vis-à-vis de sa taille. »
David Robinson
Le temps des premiers échecs
Avec le 12e choix de la Draft 1987, les Washington Bullets sélectionnent donc Muggsy Bogues. C’est un retour aux sources pour le jeune meneur qui retrouve alors sa région natale. À première vue, tout paraît idéal. L’ensemble des fans présents au moment de l’annonce de sa sélection se réjouissent à l’idée de récupérer un combattant prêt à mourir sur le parquet.
Pourtant, tout ne commence pas comme le meneur aurait pu le souhaiter. En pré-saison contre les Nets, la nouvelle recrue Bullets est mise à terre par Buck Williams à la suite d’une bataille aux rebonds. Il est complètement sonné et a besoin de 9 points de suture pour soigner sa blessure le lendemain. Cette « welcome to the NBA experience » lui fait prendre conscience qu’il rentre dans la cour des grands, alors qu’il n’était encore qu’un adolescent parmi tant d’autres quelques mois auparavant.
Après un début de saison compliqué pour Muggsy, les Bullets signent Steve Colter, un meneur honnête (6,3 points et 2,8 passes de moyenne en 8 saisons) évoluant depuis déjà trois ans dans la Grande Ligue. Le coach privilégie alors l’expérience au sein d’un effectif composé de nombreuses individualités dominantes, telles que Moses Malone et Bernard King. La franchise est à ce moment-là dans un besoin de victoires immédiates et ne veut pas perdre du temps à former ses jeunes joueurs.
Pour autant, cela n’empêche pas le numéro 1 de performer. Même en sortie de banc, il s’impose comme le meilleur passeur de l’équipe avec 5,1 assists par match. Surtout, il montre qu’il possède le talent suffisant pour s’épanouir chez lui, à Washington, grâce à ses quelques actions spectaculaires.
C’est cependant son association avec Manute Bol (2,31m) qui attire la curiosité de la plupart des observateurs. De par leur particularité physique et leur jeune âge, les deux joueurs se rapprochent progressivement au point de devenir des amis passant la plupart de leur temps libre ensemble. Ils montrent que c’est par leur envie et leur volonté de réussir qu’ils sont parvenus à atteindre leurs objectifs.

Sauf que dans le même temps, Muggsy a la sensation que la franchise se sert de ses deux jeunes joueurs atypiques pour attirer de nouveaux fans. Ce coup marketing n’est pas du goût du meneur, qui ne se sent pas apprécié à sa juste valeur. « Washington utilisait simplement nos physiques pour vendre plus de tickets », a-t-il témoigné.
La saison se conclut par une élimination au premier tour contre les Detroit Pistons. Washington doit alors se préparer à perdre des joueurs à cause de la Draft d’expansion qui accompagne l’arrivée du Miami Heat et des Charlotte Hornets. L’équipe — qui ne peut protéger que huit joueurs pour s’assurer de les conserver — doit faire des choix forts pour rester compétitive. C’est ainsi qu’elle rendra disponible son meneur remplaçant, au plus grand plaisir de ce dernier qui y voit alors une opportunité pour trouver davantage de temps de jeu au sein d’une nouvelle franchise.
C’est donc avec le 6e choix que les Hornets décident de s’adjuger les services de « The Human Assist ». Le moins que l’on puisse dire, c’est que leurs dirigeants sont vite devenus les plus grands fans du plus petit joueur de l’Histoire.
Coup de foudre en Caroline du Nord
Au sein d’une toute nouvelle franchise en quête d’identité, Muggsy Bogues devient très rapidement le chouchou du public. Malgré des résultats en dent de scie (29,3% de victoires sur les 4 premières saisons), les Hornets créent le buzz à la fois sur et en dehors du terrain. Leurs couleurs flashy contrastant avec ce qui se fait à l’époque, ils s’installent progressivement parmi les équipes les plus en vogue.
Pendant ce temps-là, Muggsy Bogues se rapproche de Dell Curry — premier choix de la Draft d’expansion 1988. L’ancien joueur de Cleveland sort à ce moment-là d’une saison sophomore prometteuse (10 points en 19 minutes). Mais c’est en Caroline du Nord que le futur père de Stephen Curry va améliorer son tir. Bien aidé par les passes millimétrées de Bogues, l’arrière devient l’un des plus grands de l’histoire. Le meneur de jeu, lui, s’impose peu à peu comme un joueur NBA solide (7,7 points et 9,0 passes au cours de ses quatre premières saisons à Charlotte).
C’est avec l’arrivée du duo d’intérieur Larry Johnson et Alonzo Mourning que Charlotte passe un cap. Le rôle de Bogues est clair : nourrir ses coéquipiers dès que possible et pousser le maximum de contre-attaque afin d’obtenir de nombreux paniers en transition. S’enchaînent alors alley-oops et pick-and-rolls en tous genres qui ravissent les fans du monde entier. Dans le début des années 90, les Hornets deviennent la franchise à suivre.

C’est dans ce rôle de leader sur le parquet que Muggsy Bogues aborde la saison 1992-93. Il part alors avec l’envie de prouver que les frelons sont prêts à s’envoler à la conquête de l’Est. L’équipe se montre combative chaque soir (13 victoires avec un écart inférieur ou égal à 4) et parvient à accrocher la 3e place de sa division avec 44 victoires.
La franchise de la Caroline du Nord se qualifie pour la première fois de son histoire en Playoffs. Elle retrouve au premier tour les Celtics des vieillissants Kevin McHale et Robert Parish, mais aussi Reggie Lewis, ami d’enfance de Bogues. Après une défaite inaugurale, les Hornets ne perdent pas de vue leur objectif. C’est finalement un shot au buzzer d’Alonzo Mourning, après une remise en jeu au Game 4, qui qualifie Charlotte pour la première fois en demi-finale de conférence. Le stade exulte et célèbre haut et fort sa franchise qui crée l’exploit. Les fans se mettent alors à rêver plus grand.
Se dresse alors face à eux une équipe de New York bien décidée à prendre sa revanche contre les Bulls. Cependant, la série est à sens unique. Dans le sillage de leur franchise player Patrick Ewing, les Knicks dominent à l’expérience les jeunes frelons. Jamais les coéquipiers de Muggsy Bogues (10,6 points, 6,2 passes, 3,6 interceptions sur la série) ne parviennent à tenir tête à l’équipe de Gotham. Ils se font éliminer sèchement, 4 à 1.
Malgré cet échec, l’avenir paraît brillant pour Charlotte. Avec un collectif jeune et prometteur, les joueurs sont impatients à l’idée d’aborder la saison à venir.
La fin du rêve
Au cours de l’été, le meneur fait face à une immense épreuve. Son ami Reggie Lewis — qui s’était d’abord brutalement effondré lors de la série face aux Hornets de Bogues — décède d’un arrêt cardiaque sur le parquet, au beau milieu d’un match d’entraînement. Très peu de temps après cette terrible nouvelle, le natif de Baltimore perd également son père. Cela affecte grandement le moral du joueur, qui n’a à ce moment-là plus la tête au basketball.
Sur le plan sportif, les années qui suivent ne sont pas aussi belles qu’espérées. Charlotte manque les playoffs en 1994 et est éliminée au premier tour en 1995 par les Bulls de Michael Jordan, de retour de sa première retraite. Même si Muggsy Bogues reste très efficace à la mène (10,8 points et 10,1 passes en 1993-1994), la franchise semble incapable de briser son plafond de verre.
Malheureusement, toutes les histoires ne se terminent pas aussi bien qu’un conte de fées. Celle de cette équipe des Hornets ne fait pas exception. À l’été 1995, Alonzo Mourning est échangé à Miami contre Glen Rice à cause des tensions avec Larry Johnson. Ce dernier est envoyé aux Knicks contre Anthony Mason l’été suivant. Ces départs sonnent la fin d’une ère qui, bien qu’éphémère, a marqué de nombreux fans à travers le monde.

La franchise est alors dans l’optique d’une reconstruction centrée autour de ces deux nouveaux joueurs. Muggsy Bogues perd donc sa place proéminente dans le projet. Après avoir manqué presque l’intégralité de la saison 1995-96 à cause d’une arthroscopie au genou gauche, les relations se tendent avec la direction.
Cette dernière estime qu’il devrait prendre sa retraite à cause de son âge avancé (31 ans) et de son désavantage physique de plus en plus difficile à compenser. L’intéressé, quant à lui, continue de s’accrocher à son rêve d’enfant — comme il l’a toujours fait. Il désire coûte que coûte finir sa carrière au sein de la franchise qui l’a vu grandir. Alors qu’il vient tout fraîchement d’apparaître dans Space Jam, les fans ne souhaitent pas perdre leur joueur préféré, eux non plus. Il est pourtant envoyé aux Warriors le 7 novembre 1997 en échange de B.J. Armstrong.
« Quand Larry Johnson est parti, je savais que c’était fini, surtout pour moi. »
Muggsy Bogues
Muggsy Bogues conserve son rôle de floor general au sein de sa nouvelle équipe. Même si les résultats collectifs ne sont pas là (40 victoires en deux saisons), le meneur contribue toujours aussi activement grâce à ses passes et son énergie débordante (8,3 points, 7,3 passes, 1,7 interception de moyenne en deux saisons).
À l’été 1999, il pose ses valises au Canada et rejoint les jeunes Toronto Raptors. Il se trouve là encore dans une franchise tout fraîchement créée et qui nourrit de grands espoirs pour le futur avec son franchise player Vince Carter. Il retrouve d’ailleurs là-bas son ami Dell Curry, qui a longuement insisté auprès de ses dirigeants pour s’attacher les services du meneur.
Sur ses 35 ans, Bogues sait qu’il ne peut plus avoir le même impact que par le passé. Il endosse alors un rôle de vétéran en sortie de banc, où son expérience apporte beaucoup de sérénité à la second unit (5,1 et 3,7 passes en 22 minutes de moyenne en 1999-2000). Il égale d’ailleurs le 3 mars son record en carrière au scoring en inscrivant 24 points dans une victoire contre Boston.
Mais, après avoir joué 80 rencontres la saison précédente, Muggsy Bogues ne parvient pas à enchaîner en 2000-01. Il ne dispute que trois rencontres à cause de douleurs chroniques aux genoux. Transféré à de nombreuses reprises, il ne foulera plus jamais les parquets après son ultime rencontre avec les Raptors, le 27 janvier 2001.
Malgré une fin de carrière sans bruit, il reste à proximité du basketball et de la Caroline du Nord en devenant le coach des Charlotte Sting en WNBA — où ses joueuses sont plus grandes que lui. Après une première saison compliquée sur les parquets (14 victoires et 30 défaites), Muggsy Bogues quitte la franchise à la suite de la vente de cette dernière en janvier 2007. Il reste malgré tout dans le microcosme NBA en tant qu’ambassadeur pour les Hornets.
Encore aujourd’hui, le petit meneur reste l’un des plus grands joueurs de l’histoire de Charlotte :
- Meilleur passeur de la franchise (5587)
- Meilleur intercepteur (1067)
- 2e au nombre de matches joués (632)
La carrière de Muggsy Bogues montre que tout est possible. Avec l’un des parcours les plus inspirants de l’histoire du sport, il a d’ailleurs été un exemple pour des millions d’enfants. Du haut de son mètre 60, sa détermination lui a permis de se faire une place parmi les grands et de marquer le basket d’une gigantesque empreinte.
Photo : Gregg Forwerck/Getty Images